Homophobie et répercussions

Parfois, j’oublie que tout le monde n’est pas homo. Même pas un petit peu.

D’accord, cette phrase peut sembler drôle, mais c’est un peu vrai. Ces derniers temps, je lis principalement de la fiction gay (romans ou manga), et, en plus de moi-même, beaucoup de gens dans mon entourage le sont aussi, ou en parlent librement. Même mon travail consiste à traduire des livres majoritairement pas hétéro pour une maison d’édition pro-LGBT. De fait, tout me semble absolument normal.

Puis des fois je me trompe, je vais où il ne faut pas sur internet, je tombe sur des commentaires Facebook ou quelque chose du genre, avec des insultes, des « beurk », des « le monde part en couille », des « pourquoi on nous force à avaler ces conneries », et ainsi de suite. Et ça me frappe plus qu’avant, parce que je me dis que ce sont des gens de la vie de tous les jours, de ceux que j’ai perdu l’habitude de côtoyer au quotidien.

J’ai grandi dans un environnement sans personnes queer, et si j’ai rejoint(?) la « communauté LGBT » pendant ma vingtaine (étant genderfluid, un truc que les gens n’aiment pas trop non plus), je n’ai su que j’étais gay qu’à trente ans. On pourrait se dire que j’ai juste réalisé, que j’ai dit « d’accord ! », et que j’ai vaqué à mes occupations : sauf que ce n’est pas si simple. Ce n’est pas comme ça que ça se passe, du moins pas pour tout le monde. Il y a des plaies qui se rouvrent.

Par exemple, je me souviens de l’intérêt que j’avais pour les corps de femmes quand j’étais préado, avant de l’étouffer naturellement. Le plus naturellement du monde, sans vagues. Automatiquement. Je me souviens, toujours pré-ado, de la première fois qu’on m’a parlé de l’homosexualité, et que j’ai dit, « c’est bizarre » – je le pensais vraiment, comment pouvait-on être attirée par un corps similaire au sien ? Et je me souviens des propos, des paroles, comme si on me les hurlait dans les oreilles. Des adultes, des autres adolescents. J’entendais, sans que ça ne me choque particulièrement. Mais j’entendais. Et c’est rentré en moi, devenant l’évidence : c’est bizarre. Les gens n’aiment pas ça. Heureusement que je ne suis pas comme ça.

Je ne me suis pas rendu compte de mon orientation sexuelle à cette époque pour une raison très simple : j’avais rejeté toute idée et toute notion d’amour et de sexualité. Le sexe, c’était un truc de beaufs. Les ados qui parlaient de ça, c’étaient des obsédés. Il faut dire que la plupart des propos sexuels que j’entendais, d’une grande violence, venaient exclusivement des harceleurs et harceleuses de cour de récré. Et plus on savait que j’étais complètement fermée à ces choses-là, plus on me harcelait pour me faire passer pour « une cochonne », à juste treize ans.

Or, avec le recul, je me dis que j’étais si fermée (jusqu’à dix-neuf ans !) parce que je ne regardais pas au bon endroit. Peut-être que, harcèlement à part, les choses auraient été différentes si j’avais grandi dans un environnement propice à la découverte de soi. Un bloquage en entraînant un autre, et ainsi de suite. Le corps et l’esprit sont une machine complexe : le moindre grain de sable fout tout en l’air. Enfin, on peut même parler d’un énorme caillou…

À quinze ans, il se produit un évènement que mon cerveau s’est empressé d’enterrer : je ressens, sans vraiment le savoir, quelque chose pour une amie. J’étais paniquée, et je me disais « je serais lesbienne ? Non, c’est horrible, je peux pas. Je peux pas l’être, c’est pas bien, il va m’arriver plein de choses horribles, ma vie serait fichue, on ne me parlerait plus ». Je crois que je suis restée un moment comme ça, dans le doute, cherchant des preuves que je ne l’étais pas. Puis, ouf, c’est bon. Je suis pas lesbienne. Tout va bien. Je suis normale.

Cet évènement dont je vous parle ici, je l’ai quasiment oublié pendant quinze ans – c’est revenu d’un bloc quand j’ai réalisé.

J’ai essayé d’être hétéro, mais c’était peine perdue. J’avais des « crush », mais je n’allais pas vers eux – je n’ai jamais eu de problème à trouver les garçons mignons, encore aujourd’hui, mais je ne suis pas attirée par eux. Je ne voulais pas qu’on me voie avec un homme, genre, en couple. Parce que c’est gênant. Parce que c’est répugnant. Je me disais que c’était honteux et dégradant de coucher avec un homme, que les femmes devraient rester seules plutôt que de dépendre de quelqu’un. Pourtant, pas un seul de mes cheveux pensait aux lesbiennes pour autant. Juste… qu’on était mieux tout seul, que l’amour, c’était de la merde, que le sexe, c’était de la merde, etc, etc.

J’ai fini par me calmer pendant ma vingtaine (du mieux que je le pouvais vu les répercussions de ces idées sur mon mental) avec la fiction, mais je ne tombais toujours pas amoureuse pour autant… à l’approche de mes trente ans, je commence à désespérer, car je veux avoir quelqu’un, je le sais – juste, ça n’arrivera jamais, je le sais aussi. Je me considérais aromantique (voire asexuelle) sur la fin, mais peut-on se considérer aromantique quand on sait qu’on veut tomber amoureux ? Quand on sait, au fond de son inconscient, que ce n’est pas ça ? Que c’est une façade ?

Et j’aimais juste les femmes, sans le savoir. J’avais aimé des femmes, sans le savoir.

Comme je le disais plus haut, avec cette réalisation, des souvenirs me sont revenus en bloc, comme si mon cerveau s’était débloqué et avait déraillé d’un seul coup. J’ai fait des cauchemars. J’ai eu des vagues d’angoisse irrépressibles et silencieuses, en pleine rue. Je n’avais jamais pris conscience du poids de ce refoulement et de la façon dont ça affectait mon mental, mon comportement, voire même mes relations avec autrui. Comme une tumeur qu’on me retirait, qui me permettait de respirer tout à coup, de fonctionner comme je le devais. Exit toutes les façades, les murs déconstruits et reconstruits au fil des années selon les situations. Je me retrouve à nu, face à mon vrai moi, à mes vrais désirs et mes vraies pensées, tout en faisant le deuil de l’avenir que j’imaginais. Je vais être honnête : c’était atroce. J’avais l’impression que toute ma vie avait été fausse, que mes projets n’étaient plus, qu’il fallait tout reprendre à zéro. Du jour au lendemain.

Parfois, je me demande ce que ça aurait donné si j’avais vécu comme je l’aurais dû. J’aurais peut-être été moins coincée et plus sûre de moi… ou j’aurais subi de l’homophobie ordinaire ? Il m’arrive de repenser à mon année d’échange universitaire au Japon et me demander amèrement si on ne m’aurait pas critiqué dans mon dos ou considérée comme « à part » si j’avais été connue comme lesbienne à ce moment-là. J’ose espérer que non, mais rien n’est moins sûr. C’est difficile de se dire qu’on aurait pu être « soi-même », donc « mieux »… tout en sachant que ça aurait peut-être été « pire ».

Maintenant, revenons à l’homophobie. Elle prend bien des visages. Ce ne sont pas forcément des propos violents, comme on voit dans les films ou les reportages. Parfois c’est bien plus insidieux, comme « Pourquoi les gays le disent, qu’ils sont gay ? On s’en fout ! » ou « Je vois pas pourquoi machine a dit « ma femme » à un inconnu ; elle aurait pu mentir. Forcément que ça lui a attiré des problèmes ». Ou encore « C’est vachement forcé que le seul couple du film soit lesbien ».

La société est comme ça : elle veut qu’on cache pour que ce soit acceptable. Pas forcément qu’on cache qu’on est gay en soi… mais qu’on ne fasse pas de vagues. Faut pas trop en parler non plus, c’est dérangeant. Moi, j’avais très bien intégré ça, adolescente : être gay, ça se dit pas. Pourquoi les gay le disent ? Est-ce qu’ils veulent s’attirer des problèmes ? Ne doivent-ils pas vivre cachés ? Et les répercussions sur le mental sont bien réelles. Mon cerveau s’est fermé comme une huître ! Mais l’esprit trouve toujours un moyen de faire comprendre qu’il y a un problème… simplement, ça prend du temps.

Pour certaines personnes homophobes, chaque mention de l’homosexualité est comme une agression à leur encontre. Pas de gays dans leurs séries, pas de gays dans leurs bouquins. Si tu dis « avec mon mec/ma copine, on a… », tout de suite, c’est trop d’information, c’est « la vie privée ». Si une personne gay dit qu’une personne est sexy, tout de suite, c’est bizarre et gênant, alors que les personnes hétéro ne se gênent pas au quotidien. Si un enfant dit qu’il aime un autre enfant du même sexe, c’est qu’on « lui a mis de mauvaises idées dans la tête » (par contre, sous-entendre qu’ils ont un petit copain/copine dès la maternelle, ça va). Si un prof est gay, il « est là pour faire de la propagande ».

Car c’est ça l’homophobie : c’est ne pas vouloir que les personnes homo fassent la même chose que les personnes hétéro, et garder un certain contrôle… ou plutôt, une fausse idée de contrôle. Vous allez dire que j’exagère, mais la présence de personnages queer dans la fiction, ça sauve des vies. On est là. On existe. Et souvent, c’est le seul moyen qu’on a de nous découvrir, au milieu de la marée infinie de cis/hétérosexualité.

Alors oui, je flippe. J’ai peur qu’il m’arrive des bricoles, on va pas se mentir. J’ai peur de l’incompréhension et du rejet. Mais je ne veux pas me cacher. J’en ai assez de me cacher, je me suis bien assez cachée toute ma vie, et dieu sait ce que ça représente, une vie entière au placard. Je veux être chiante, gênante, emmerdeuse, de manière aussi insidieuse qu’on nous fait comprendre qu’on ne devrait pas être là. Je veux considérer notre situation comme la norme, même si elle ne l’est pas, et je me comporterai comme si c’était le cas. Je veux un monde où c’est évident qu’on n’est pas forcément hétéro et que n’importe qui peut être homo ou autre chose. Où il n’y a pas à faire de coming-out. Où je peux dire naturellement que j’écris et dessine de la fiction gay (et trans) sans qu’on me regarde de travers.

Et tant pis si pour ces idéaux, on me considère comme un terroriste des mœurs.

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